L’édito de E

 

Enfin, la fameuse première pluie est tombée, comme une bénédiction tant attendue… ou plutôt comme une punition bien méritée. Une seule averse, et voilà la capitale transformée en une Venise tropicale sans gondoles mais avec des taxis-motos qui se prennent pour des capitaines. Sur les routes, pardon — sur les tronçons navigables — il faut désormais parler de « traversée » plutôt que de « course ». Et les motards, ces nouveaux armateurs de fortune, exultent : la traversée d’une flaque vaut désormais plus cher qu’un aller simple jusqu’au centre-ville.

Les embouteillages, eux, se sont multipliés comme des champignons après la pluie. À Kinshasa, dès que le ciel s’éclaircit, la route s’obscurcit. Entre les klaxons désespérés, les véhicules qui patinent et les piétons qui dansent la valse des flaques pour éviter les éclaboussures, la ville entière devient un ballet aquatique improvisé — sans chorégraphe, mais avec beaucoup de boue.

Ceux qui ont réussi l’exploit d’arriver à la maison n’en sont pas pour autant au repos. Place aux travaux domestiques : écoper, balayer, canaliser, prier. L’eau entre dans les parcelles comme chez elle, sans frapper à la porte. Les seaux deviennent les meilleurs amis des ménagères, et les bottes, un accessoire de mode urbaine. Pendant ce temps, les nouvelles routes, elles, avancent au rythme d’un escargot enrhumé. Chaque chantier semble avoir pris la pluie avant même la fin des travaux.

Mais rassurez-vous : nos autorités veillent… de loin. Depuis leurs bureaux climatisés, derrière des vitres teintées, elles observent les Kinois patauger avec un mélange de curiosité et de fatalisme. Entre deux réunions stratégiques et trois tweets de compassion, elles se promettent sans doute de « tirer les leçons de cette pluie ». Comme elles avaient déjà promis, après les inondations précédentes, avant que les indemnisations ne s’arrêtent — à la hauteur des discours fleuves, jamais des poches percées.

Et dire que la saison sèche, prolongée de trois bons mois, avait offert une opportunité en or pour entretenir, curer, aménager ! Mais non : certains responsables préféraient les barbecues officiels, pendant que d’autres flânaient sous d’autres ciels, plus propres, plus pavés, plus civilisés.

Résultat : au premier grondement du tonnerre, Kinshasa s’effondre, se noie, se mire dans ses flaques et rit jaune.

 

Alors oui, il faut rigoler. Rigoler avant que le ciel ne nous tombe sur la tête. Rigoler pour empêcher le ciel de tomber. Car à Kinshasa, après la pluie, ce n’est pas le beau temps qui revient — c’est la boue, les embouteillages et les sarcasmes. Et pendant que les voitures s’embourbent et que les bottes glissent, les Kinois, eux, sortent leur pot… et leur ironie. Parce qu’ici, même sous la flotte, on ne pleure pas : on rit pour ne pas couler.